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Eternelle adolescence

10.10.2022
par Sabine B. du Comité de spectatrices

Quel que soit l’âge que l’on a, s’il s’agit de donner une image de soi en profondeur, le curseur se portera sur l’adolescence. Ce moment d’éveil, d’éclat, de désorganisation la plus complète, ce moment de passage entre l’enfance et l’âge adulte. Car à l’adolescence se sédimente la futur identité de cet être que l’on deviendra.

Pour ses 75 printemps, quoi de plus naturel pour le Poche que de se pencher sur ce passage obligé ?

Éveil /Printemps, Wedekind, 1891. Trigger Warning (lingua ignota), Caramés-Blanco, 2021. Deux adolescences, deux époques distinctes. Chez Wedekind, il n’y a pas de mot encore pour nommer cette période de la vie, le sous-titre de la pièce parle d’une tragédie d’enfants. Dans la seconde pièce, 130 ans plus tard, on connaît le mot adolescence et on connaît également les réseaux sociaux. Place au click, au scroll, au selfie et aux filtres qui vont avec. Place aux emoji et autres symboles de cette lingua ignota – langue inconnue et ignorée, sous-titre de Trigger Warning.

Dans la société bourgeoise de la fin du 19ème siècle de Wedekind, la langue est un territoire conquis et maîtrisé par les adultes. Pour les enfants protagonistes de la pièce, la langue est un territoire à découvrir, à conquérir. Elle permet de décrire des émois nouveaux et interdits. Elle permettrait également d’expliquer comment se font les enfants – mais les enfants restent épargnés de ce savoir-là. Ainsi en décident les adultes qui les encadrent. Dans ce monde-là il y a un cadre, et celui-ci se doit d’être respecté. Il y a des parents, des institutions, des enseignants.

Rien de cela dans Trigger Warning. Derrière l’écran du smartphone de Zed, le monde entier est à portée de click. Sans tabous ni barrière, sans non plus cette séparation entre adultes et enfants. Derrière les pseudos de la langue inconnue, toutes les personnes se confondent. Et au cours de ses quelques heures d’insomnie, Zed n’a rien d’autre à découvrir que les errements de ses congénères de la nuit. Par-delà la langue, dans cet univers cadré par l’écran de son smartphone, les images ont le dernier mot…

La tragédie enfantine Éveil /Printemps finit mal. Tout comme Trigger Warning. Si le contexte de ces deux pièces est fort différent, les trajectoires qu’elles décrivent sont proches – étonnamment proches. L’éveil des pulsions sexuelles fait de ces enfants en transition des proies faciles, hier comme aujourd’hui. Et la société d’hier ne protégeait ni ne préparait mieux ses enfants en devenir, que celle d’aujourd’hui. Alors survient le tragique, la pulsion de mort, l’appel de quitter ce monde néfaste. Ces deux pièces racontent cela, ancrées dans un réel qui renvoie au tragique. Plus métaphoriquement pourtant, la mort de l’enfant semble un passage obligé pour arriver à cet âge dit adulte – cet âge où la croissance a pris fin. Comme si l’acceptation des limites de la croissance devait passer par ce deuil.


Le théâtre est un espace qui exalte précisément cet état fébrile, sensible et si désorganisé propre à la transition entre un âge et un autre. Pourrait-il y avoir fin à la croissance de l’espace qu’offre le théâtre ? Un théâtre pourrait-il célébrer ses 75 printemps, alors que l’essence même de ce lieu si fragile et délicat se voue entièrement au renouveau, au questionnement, au retournement du monde qui nous entoure ? Le théâtre n’a d’autre issue que de rester éternellement adolescence – pour le meilleur et pour le pire !

Sabine B. / comité de spectatrices