// Se lever tôt le matin chaque jour est certes admirable, mais cela ne donne pas de // carte de vertu // absolue ni d’immunité vis-à-vis des questions sociales et environnementales //
Antoinette Rychner, octobre 2022
Quelle a été votre première impression en lisant Edmée, la pièce de Pierre-Aristide Bréal ?
Qu’Edmée, le personnage principal de la pièce, parlait spontanément et sans filtre aucun. Ce qui en fait quelqu’un d’à la fois grossier, choquant, drôle, sincère et courageux.
Quels étaient les éléments à gommer et ceux à garder et à développer à votre sens pour l’adapter à aujourd’hui ?
Ce sont principalement des questions de structure et de rythme qui se sont posées. Globalement, je trouvais le premier acte (et deuxième acte en partie) enlevés, comiques, remarquablement construits. Mais il me semblait que la dynamique et la clarté de la construction s’affaiblissaient dans l’acte III, que j’ai donc décidé de remplacer totalement.
En revanche, pour ce qui est de l’univers du texte original, je n’ai presque rien gommé, aussi daté soit-il par moments, et j’y ai mêlé des concepts et objets contemporains car cela m’amusait de créer des distorsions et carambolages d’époques, des anachronismes.
Quelles ont finalement été vos lignes de conduite, votre point de mire ou votre fil rouge pour mener à bien cette réécriture ? Quel a été le cahier des charges que vous vous êtes donné à vous-même ?
–Une ligne de conduite a été d’élaguer et d’épurer au niveau macro (actes, scènes) comme au niveau micro (répliques). De dégager l’arc narratif de chaque acte/scène et de ne garder que cette ossature, très visible, mécanique et assumée en tant que telle.
–Une autre : de ne pas craindre la caricature, le grossissement, d’aller jusqu’au bout d’une logique impitoyable déjà constitutive de l’œuvre originale et qui montre des êtres sous leurs pires traits: avides, obnubilés par le gain, en concurrence et rivalité permanentes.
– Une autre : de nommer, dans cette pièce-marché où toute interaction humaine se résume à une transaction, les différents biens et valeurs qui s’échangent. Il y a les biens monétaires ; les écus de la vieille tante, bien sûr, mais aussi les biens non monétaires comme la ferme (bien immobilier, foncier et en bétail), les biens physiques comme la beauté ou la force (par ex. le valet de ferme est // bien bâti //, il a une valeur sexuelle), et les biens non matériels comme l’intelligence, la ruse ou le culot (dont est pourvue Edmée).
Concrètement, j’ai utilisé des catégories de post-it : une couleur pour les post-it représentant des biens et valeurs, une pour représenter les personnages, une pour représenter des évènements ou rebondissements que je pouvais faire intervenir, une catégorie enfin pour le // set // de comédiennes de la production, 2 femmes, 2 hommes, afin de ne pas oublier de tenir compte de cette contrainte (limitation du nombre de personnages pouvant être simultanément sur scène) dans mon travail de dé-construction/re-construction.
Ces post-it ont constitué une sorte de jeu de cartes qui m’a aidée à élaborer le tout, surtout en début de chantier. C’était vraiment ludique.
Vous avez transposé la fable d’Edmée qui se déroulait dans la salle commune d’une ferme en Bretagne dans une ferme suisse, il y a de fait des références directes au milieu agricole suisse ; est-ce que la charge critique que contient votre pièce (racisme, esclavagisme de travailleuses étrangères, détournements des labels bio, etc.) fait référence à une affaire précise ou à un fait de société agricole suisse connu et particulier [qu’en tant que française je serais par exemple susceptible d’ignorer] ?
Non, pas à une affaire précise. Plutôt à un contexte général, celui d’affrontements entre le milieu urbain (ou dit et vu comme tel) et le milieu rural (idem : désigné comme tel). On assiste en Suisse à une série d’initiatives [=référendum pour les Françaises, instrument très fréquemment utilisé en Suisse et qui soulève souvent beaucoup de débats publics avant les votations] autour des questions agricoles. Il y a eu récemment l’initiative // pour une Suisse libre de produits phytosanitaires //, refusée, et prochainement ce sera l’initiative contre l’élevage intensif qui sera traitée dans les urnes 1. Fréquemment, le milieu agricole se victimise en se disant la cible de citadines déconnectées des réalités du terrain. À quelques intéressantes exceptions près, il y a peu de remise en question ou d’autocritique chez les professionnelles de la terre, quand bien même les activités agricoles sont hautement subventionnées, ce qui pourrait donner un légitime droit de regard aux contribuables.
Évidemment, la charge critique que contient ma pièce est excessive, elle répond au caractère caricatural (du moins l’ai-je ressenti comme tel) de la pièce originale, qu’elle surenchère par jeu. Néanmoins il y a du sérieux dans l’intention d’égratigner l’image auto promue des paysannes de bonne foi qui // font tout comme il faut // et n’ont rien à se reprocher. Se lever tôt le matin chaque jour est certes admirable, mais cela ne donne pas de // carte de vertu // absolue ni d’immunité vis-à-vis des questions sociales et environnementales.
Je le dis avec aussi beaucoup de tendresse, de respect et de compassion vis-à-vis d’un milieu qui n’a eu de cesse d’être dirigé et redirigé dans des directions totalement contradictoires depuis les Trente glorieuses (produire plus, produire moins, utiliser des produits phytos, produire bio, etc).
Dans votre réécriture, vous accentuez en effet le racisme des locales envers Théodore, en particulier chez les personnages de Léon, Philogène et Edmée, est-ce que vous faites référence là aussi à des histoires que vous avez entendues ou à une expérience particulière que vous avez du terrain ?
Non là non plus, pas d’expérience en particulier. Seulement une réa-lité statistique : dans la viticulture ou le maraîchage par exemple, la main d’œuvre est en grande partie étrangère, et les conditions sont critiquées 2.
J’ai suivi une formation en maraîchage l’année dernière, et les formatrices plaisantaient tout le temps sur les Polonaises qui travaillent si vite qu’aucune Suissesse n’arrive à atteindre leur rendement…
Pour ce qui est de la xénophobie ou du racisme de classe, ce ne sont hélas pas des phénomènes réservés au milieu paysan… ni même à la Suisse ! Chaque pays a ses ouvrières et ses travailleuses // d’importation // (issues de pays où les salaires sont plus bas) qui sont socialement considérés comme inférieures.
Dans le domaine de la fiction, il y a une œuvre littéraire qui m’est revenue souvent pendant l’écriture d’Edmée, c’est Rapport aux bêtes3, de Noëlle Revaz (cf. le saisonnier portugais) ainsi que le film Les petites fugues d’Yves Yersin (1979) 4.
Votre réécriture dénonce ou en tout cas souligne le manque de statut social des // femmes de //, de celles qui travaillent dans les entreprises dans l’ombre de leurs époux et qui, lorsque ceux-ci décident de divorcer par exemple, se retrouvent financièrement et plus globalement socialement démunies. Pourriez-vous expliquer ce phénomène ?
C’est un phénomène général (problème de la retraite des femmes au foyer qui n’ont pas cotisé durant tout ce temps de travail ménager non rémunéré), mais qui est particulièrement aigu chez les femmes de paysans, car leur travail au sein de l’entreprise se confond totale-ment avec un travail ménager, familial.
Une femme de paysan qui divorce est dans une merde noire si je puis me permettre : elle n’a ni domicile où atterrir, ni emploi hors de l’exploitation qu’elle quitte, ni cotisations qui lui donnent droit à des indemnités chômage, retraite etc. : aucune assurance sociale. Elle perd tout, simplement, et encore aujourd’hui.
Il me semble que cela met en lumière un ressort très important de la pièce : c’est qu’Edmée n’a aucune autre solution que de rester mariée (ou de liquider son mari, en le tuant ou en le faisant incarcérer). La séparation ou le divorce d’un mari vivant ne sont pas, matériellement, une option.
Vous avez remplacé le personnage du docteur par un vétérinaire, est-ce que vous pouvez/voulez revenir là-dessus ?
C’est d’une part parce que je trouvais le personnage du Docteur un peu faible et peu intéressant dans le texte original, d’autre part parce que je voulais amener la thématique de la fécondation artificielle (animale et humaine) et que le métier de vétérinaire se rapprochait de celui d’opératrice en insémination.
Edmée est… sorcière et lectrice de Mona Chollet, femme d’agriculteur, libre, lucide (toutes les phrases dites par Edmée sont le plus souvent d’une très grande lucidité), active sexuellement, pleine d’inventivité et de plans, prête à tout pour se sortir d’un mariage qui l’ennuie, rêveuse, meurtrière et raciste, Edmée est tout cela et beaucoup plus aussi, au final ; qui est Edmée ? Accepteriez-vous de dresser, avec vos mots, le portrait d’Edmée telle que vous vous l’êtes imaginée, sous la forme d’un court poème, d’un cadavre exquis ou de tout autre texte ? (Si vous deviez par exemple la décrire à quelqu’une qui s’apprêtait à la rencontrer.)
// Mon // Edmée n’a pas été construite comme un personnage, au sens Stanislavskien ou // Robert McKeenien // ; école du scénario où les personnages doivent présenter une réelle épaisseur psychologique et narrative. Je n’ai franchement aucune idée de son passé, ce qu’a été son enfance, son rapport à ses parents, ses blessures ou les médicaments qu’elle prend le soir. Je ne sais pas qui elle est. C’est un pur mécanisme inspiré de l’Edmée originale: un être programmé pour tenter de prendre le dessus en toutes circonstances, une prédatrice qui ne s’embarrasse d’aucun filtre de politesse et s’exprime en effet avec une lucidité et une sincérité sans pitié, mais j’ignore pourquoi elle est ainsi. Ré-écrire la pièce ne m’a apporté aucune réponse à ce sujet. J’ai juste pris plaisir à créer un montage, à accoler à cette figure deux ou trois marottes contemporaines.
Le troisième acte dépeint un monde où il n’y a plus que des femmes et un homme qui est un inséminateur, cela correspond-t-il à une utopie ?
L’utopie, à mes yeux, est toujours la même : une société égalitaire, où la subsistance matérielle ainsi que les biens immatériels qui font que la vie vaut la peine d’être vécue seraient garantis aux individues, de manière indépendante du genre, du mariage ou des contrats privés – sexuels et de reproduction. Hors rapports de domination ou de coercition.
Ce qui est dépeint dans l’Acte III me semble malheureusement très éloigné de cela.
Quels sont vos projets d’écriture actuels ?
Alors j’ai commencé à imaginer un objet plutôt romanesque, que m’ont inspiré les ouvrages de David Graber (anthropologue et militant anarchiste américain), en particulier son dernier ouvrage, Au commencement était… – Une nouvelle histoire de l’humanité, qui offre des images des sociétés préhistoriques très différentes des stéréotypes (patriarcat vêtu de peaux de mammouth dans les cavernes). Je trouve très motivant de découvrir la diversité des structures politiques et des stades de développement (technique, social, économique) qui ont existé de par le monde avant l’Antiquité. Cela me donne envie de situer un personnage dans une société pré-historique relativement égalitaire – une société fictive, créée de A à Z à partir d’inspirations hétéroclites, qui pour autant ne saurait être parfaite.
Cela dit, je ne suis pas en mesure d’en dire beaucoup plus, car j’en suis vraiment au tout début du chantier et tout est encore passablement dans la brume. En ce qui concerne les projets d’écriture, je me conforme toujours à l’adage // ne pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué //. Ce qui signifie pour moi : ne pas commencer de décrire un objet avant d’avoir piégé une partie effective, significative de l’ours.
1Notez qu’il y a eu en 2018 une initiative // pour les vaches à cornes //, et ce n’est même pas une blague… https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/votations/20181125/initiative-vaches-a-cornes.html
2https://www.24heures.ch/souffrance-des-ouvriers-agricoles-en-suisse-la-grande-omerta-892461603663
3Rapport aux bêtes de Noëlle Revaz est une pièce créée au Poche le 27 octobre 2003 dans une mise en scène d’Andrea Novicov
4https://www.dvdclassik.com/critique/les-petites-fugues-yersin (cf. l’immigré italien)
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